Mary Shelley et ses fantômes…
La Fabrique des Monstres ou Démesure pour mesure est la nouvelle création du metteur en scène Jean-François Peyret directement inspirée de l’illustre roman de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne. Il poursuit ainsi ce qui fait la singularité de son travail c’est à dire aller puiser dans les textes littéraires, philosophiques ou scientifiques pour proposer et imaginer un « théâtre scientifique » dans la lignée de Brecht. Et quelle matière pour le faire ici : un mythe du roman d’épouvante, une figure incontournable parmi les créatures fantastiques, revisitée par le cinéma et bien souvent imitée ou déclinée ; la créature créée par Victor Frankenstein… Car oui le monstre n’a pas de nom contrairement à cette déformation que le temps ou l’ignorance ont cultivé, Frankenstein étant bien le nom de son créateur de fiction. Mais sa véritable créatrice c’est Mary Shelley qui dans ce roman épistolaire, écrit à l’âge de 19 ans au bord du lac Léman, va combiner les récits en partant d’une correspondance d’un capitaine de bateau avec sa sœur qui rencontre le fameux Victor qui lui-même lui rapporte les aventures de sa créature. Cette fabrication du roman en couches successives avec ses multiples personnages, que le focus sur ce monstre légendaire a occulté, vont alors servir de matériaux parfaits à la fabrication d’une mise en scène elle aussi hors normes…
Et la grande intelligence de la proposition scénique va être de convoquer les spectres, ceux du roman mais aussi ceux de Mary Shelley, de son mari, de leur ami Lord Byron… Dans les premiers tableaux qui se succèdent, on navigue avec le capitaine, sorte de garde fou de la narration (formidable et hilarant Jacques Bonnaffé) pour se retrouver au cœur des interrogations scientifiques sur les possibilités du corps et de l’esprit avant d’arriver au bord des rives du Léman aux prémices de la création de l’oeuvre de Shelley… Ces tableaux réussissent le pari un peu fou de philosopher, d’élever l’esprit du spectateur tout en jouant du burlesque et de la dérision.
On assiste alors à des scènes presque absurdes comme celle où Jeanne Balibar explique l’effet des gaz dans une position plus que parlante ! Ou encore lorsqu’en Mary Shelley, elle parle depuis un trou d’où seuls ses pieds dépassent ! Le pari de ce patchwork « philsophico-artistique » est d’autant plus réussi qu’il contribue mine de rien à la naissance de la créature qui va apparaître et prendre son essor dans la deuxième moitié du spectacle ; on plonge alors de façon vertigineuse dans l’écriture de Shelley et dans les interrogations plus intimes du monstre et de ceux qui l’entourent. Et comme pour mieux mettre en exergue sa nudité, le plateau s’ouvre soudainement et tout devient visible ; comme s’il était temps que la créature se dévoile, raconte sa destinée et sa rencontre avec cette famille dans leur masure.
Joël Maillard campe l’étrangeté du monstre avec grand brio et les premiers pas de cette fabrication vivante va alors servir de fil rouge pour nous mener jusqu’à son créateur de fiction, Victor Frankenstein (très juste Victor Lenoble), jusqu’au capitaine et revenir sur le bateau pour finir ce voyage assez hallucinatoire ! Jeanne Balibar passe de rôle en rôle avec une grande délicatesse et parfois même de la drôlerie n’hésitant pas à casser son image d’actrice de cinéma, récemment césarisée. La Fabrique des Monstres est un véritable rite initiatique aux profondeurs de l’âme celle de l’homme face à sa création, envoyé à sa propre monstruosité alors que le monstre, lui, tente d’être humain…
La Fabrique des Monstres
ou Démesure pour mesure
Conception : Jean-François Peyret
Avec : Jeanne Balibar, Jacques Bonnaffé, Victor Lenoble, Joël Maillard / Composition musicale : Daniele Ghisi, commande Ircam-Centre Pompidou / Réalisation en informatique musicale Ircam : Robin Meier / Scénographie : Nicky Rieti / Lumière : Bruno Goubert / Costumes : Maïlys Leung Cheng Soo et Nicky Rieti
Jusqu’au 13 juin 2018 / Dimanche à 16h30 / Mardi et mercredi à 20h30
MC93
Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
9 boulevard Lénine
93000 Bobigny
Métro : Bobigny – Pablo Picasso (ligne 5)
réservations : www.mc93.com / 01 41 60 72 72