Les possibilités d’une île
Depuis les derniers spectacles du Soleil, il s’en est passé des choses… Un certain événement qu’il est inutile de citer est venu bouleverser l’ordre des choses, a paralysé la culture, notre soif de culture et nous a privé bien malgré nous d’une immense partie de nos libertés. Et comme Il semble continuer sournoisement sa terrible trajectoire ; il était alors temps de se rendre au Soleil même la nuit pour découvrir la nouvelle création du Théâtre du Soleil et de sa directrice Ariane Mnouchkine, L’île d’or…
il y a 5 ans, nous avions laissé Cornélia dans une chambre… en Inde ! La « fictionnelle » directrice de troupe française nous avait ouvert la porte de sa chambre pour laisser entrer le théâtre, tous les théâtres et l’espoir, tous les espoirs. Et bien revoilà Cornelia dans une chambre, qui cette fois-ci semble se situer au Japon, sur l’Île d’or… Mais est-elle réellement au Japon ? Est-elle malade ? Est-elle confinée ? Peu nous importe puisque du haut de son lit à roulettes, elle va nous y emmener, au Japon, grâce à son imagination et à ses projections. Une ombre noire au chapeau pointu s’incarne à ses côtés. Tiens, cette silhouette, qu’on voit aussi sur l’affiche du spectacle soulevant Cornelia, semble présager que, comme dans l’inoubliable Tambours sur la digue (s’inspirant déjà de la tradition japonaise), les acteurs seront portés et manipulés tels des marionnettes de Bunraku par ces susdites formes noires, les manipulateurs.
Que nenni ! Et c’est une surprise de voir le présumé manipulateur prendre vie humaine en quelque sorte, et devenir un garde-malade, un infirmier, le gardien censé d’une Cornelia en quête d’évasion. Il est celui qui la surveille et qui espère qu’elle ne se fatigue pas trop dans cette nouvelle porte qu’elle nous ouvre vers le pays du soleil levant. Mais c’est peine perdue : Cornelia sera la véritable marionnettiste du spectacle et invoque la terre entière sur la fameuse Île d’or.
Commence alors l’histoire d’un festival qu’on voudrait annuler voire définitivement supprimer sur cette fameuse île pour y construire un casino… Un festival de toutes le libertés, de tous les combats puisque dans la première partie du spectacle les deux organisatrices japonaises reçoivent tout à tour La diaspora des Abricots, troupe afghane, La démocratie notre désir, troupe de Hong Kong, Le grand Théâtre de la paix, troupe du Proche-Orient ou encore deux français nus (clin d’oeil au Living Theater) ! S’entremêlent alors les revendications de ces artistes opprimés et les coulisses des manigances autour du futur projet destructeur…
Si on ne saisit pas dans un premier temps vers où le spectacle s’oriente, on ne peut qu’une nouvelle fois être ébloui par le savoir-faire du Théâtre du Soleil : des changements de décors toujours aussi soignés avec toutes les techniques de déplacement qu’on a pu voir dans les dernières décennies et qui charment tout autant. On assiste ainsi à quelques scènes succulentes comme celles du bain ou celle des marionnettistes évoquant l’origine du covid. Là encore on est surpris par la mise en bouche d’un Japon moderne, actuel plutôt éloigné de la tradition même si quelques éléments et les superbes masques-maquillage nous rappellent où nous sommes.
Mais c’est véritablement dans la seconde partie que le spectacle prend son essor ; l’intrigue commence à se dénouer et le rythme s’accélère, l’humour y est encore plus présent aussi et surtout les tableaux qui se succèdent offrent de véritable chocs visuels enchanteurs comme l’hélicoptère ou des animaux gigantesques. On assiste aussi à une scène très réaliste et touchante avec écran vidéo qui met en scène la formidable Juliana en Ephad ou en maison de retraite et qui n’a plus tout à fait sa tête…
Comme pour Une chambre en Inde, on peut s’imaginer que Cornélia est une sorte de double d’Ariane Mnouchkine, sa messagère incarnée sur scène, on repense à Soudain des nuits d’éveil aussi comme une mise en abîme assumée du théâtre dans le théâtre. Le Théâtre du Soleil poursuit son oeuvre, pousse un cri de mise en garde face la déliquescence d’un monde de plus en plus corrompu, inégal, injuste… Et comme souvent, l’espoir n’est jamais loin et il transpire dans un final absolument magnifique ; une des plus belles fins de spectacle du Théâtre du Soleil. Quel final ? Rendez-vous à la Cartoucherie de Vincennes pour une dose de rappel, essentielle par les temps qui courent…
L’île d’or
Kanemu-Jima
Une création collective du Théâtre du Soleil
en harmonie avec Hélène Cixous
dirigée par Ariane Mnouchkine
musique de Jean-Jacques Lemêtre
À partir du 3 novembre 2021
Du mercredi au vendredi à 19h30 / le samedi à 15h / le dimanche à 13h30 (relâche exceptionnelle le samedi 25 décembre et du 31 décembre au 6 janvier)
Théâtre du Soleil
Cartoucherie – Route du Champ de Manœuvre Paris 12ème
Métro : Ligne 1 (Château de Vincennes) puis prendre bus 112, (arrêt Cartoucherie) ou la navette Cartoucherie
Réservations : 01 43 74 24 08 (individuels) / 01 43 74 88 50 (collectivités) www.theatre-du-soleil.fr
Crédit photo : © Michèle Laurent