Il y a «l’autrice en fuite», «le comédien issu du prolétariat et hypocondriaque», «la comédienne néorurale et jeune mère», «le comédien dépressif mais diplômé», «le comédien diplômé mais révolté», «la comédienne qui n’aurait pas dû lire le journal d’Anne Frank à neuf ans mais c’est trop tard», «le comédien-régisseur à la retraite», «la comédienne médium» et «Isabelle, la comédienne absente». Tout ce petit monde constitue la troupe de théâtre que Cendre Chassanne a décidé de passer au crible. Le projet est ambitieux : faire une comédie sociologique sur le milieu professionnel du théâtre, qui soit le reflet de notre société et des questions d’actualité qui la traverse.
Pour ceux qui évoluent dans le milieu du spectacle vivant et qui viennent assister à ce spectacle, la représentation est un pur plaisir. Qui n’a pas croisé sur sa route ces personnages à peine caricaturés ? Qui n’a pas vécu ce qu’ils vivent ? Qui ne s’est pas posé les questions qu’ils se posent sur leur métier : continuer ou abandonner ? Se reconvertir agriculteur bio au fin fond de la Creuse ?… La mise en scène de Cendre Chassanne est parfaitement maitrisée, en adéquation à l’ambition qu’on lui devine par rapport à son spectacle. Le texte est très bien écrit : les répliques fusent, drôles ; elles font mouche, remettent les pendules à l’heure, notamment en ce qui concerne la crise de l’intermittence en 2003. On comprend les parallèles avec la crise des gilets jaunes. On est souvent touchés, on sourit et on rit également. Et puis, mine de rien, Cendre Chassanne pose implicitement la question de la transmission : celle d’un métier, d’une histoire, celle des luttes et celle de l’espoir et de la foi en nos rêves. On sent l’amour et la tendresse qu’elle a pour ce métier, les comédiens et ce, malgré les difficultés qui confèrent au sacerdoce. Qu’est ce qui nous tient ? Pourquoi continue-t-on à créer en dépit des obstacles, sans même avoir l‘assurance de la reconnaissance, à l’instar d’Isabelle (Adjani, suppose-t-on), l’actrice qui ne viendra jamais? L’image de Vladimir et d’Estragon nous traverse furtivement.
Cependant, là où l’autrice-metteuse en scène voulait éviter l’entre-soi (intention très louable) pour aller vers l’universel, elle rate le coche en faisant l’impasse sur ce qui l’aurait emmenée vers son objectif. C’est en plongeant dans l’intime et le parcours singulier des personnages, en les développant, que le spectacle aurait –selon nous- trouvé toute sa dimension. Nous n’avons que des pistes d’histoires. Des esquisses. On n’a pas le temps de s’attacher aux personnages. Lorsque cela est possible, comme sur le passage du repas ou du travail à la table, la direction d’acteurs propose une mécanique dans la gestuelle des acteurs qui signifie une accélération du temps et ne laisse pas la place à la parole, pas la place au développement des histoires et par conséquent, de l’Histoire. Du coup, la dramaturgie se conceptualise et s’épuise. On reste sur notre faim. C’est vraiment dommage car le sujet et le projet choral de cette écriture étaient vraiment très prometteurs.
Malgré cette petite remarque, il y a quelque chose de jubilatoire dans ce spectacle : on retiendra le talent d’un formidable groupe de comédiens (dont Jean-Baptiste Gillet, Thomas Gaubiac et Carole Guittat, formidables! ). On passe un moment fort agréable qui nous rappelle à quel point nous avons besoin de gens qui rêvent et qui aiment. Envers et contre tout.
NOS VIES INACHEVÉES
Texte et mise en scène : Cendre Chassanne
Assistanat et dramaturgie : Pauline Hubert
Avec : Nathalie Bitan, Cendre Chassanne, Thomas Gaubiac, Rémi Fortin, Jean-Baptiste Gillet, Pauline Gillet-Chassanne, Carole Guittat, Zacharie Lorent.
Scénographie et création lumière : Pierre-Yves Boutrand
Scénographie et accessoires : Oscar Gillet
Création Musicale : Mathias Castagné
Création son : Edouard Alanio
Costumes : Violaine Decazenove
Régie Générale : Jérôme Bertin
Crédit Photo : Christophe Raynaud Delage.