Le monde désenchanté de Chantale…
Autant le déclarer d’emblée : Poil à gratter est l’un des seuls en scène à absolument aller voir à Avignon cet été. Déjà parce que le point de départ de ce spectacle est assez incroyable et très singulier. Adeline Piketty, l’auteure et l’interprète a commencé son écriture après avoir observé une SDF, comme on dit poliment aujourd’hui, une femme à l’allure particulière de la rue de la Roquette à Bastille ; cette femme lui faisait peur, la fascinait, la troublait au point de se demander ce qui pouvait bien traverser son esprit, quel rapport elle pouvait bien avoir avec ce monde extérieur qu’elle voit d’une autre manière que nous autres, les mieux lotis. Qu’à cela ne tienne, Adeline Piketty lui invente un univers, une parole, une présence peut-être pour exorciser cette peur et cette fascination… Poussée par sa metteure en scène, la dramaturge Laurence Campet, elle se lance dans l’incarnation de ce personnage, Chantale, et après lui avoir donné ses premiers traits au sein d’un atelier de la compagnie RL (René Loyon), elle décide de définitivement la faire naître et de l’amener de La Bastille à la Cité des Papes.
Sur le plateau, juste un personnage en vêtements amples et bonnet noirs avec une chaise et un caba. Voilà le décor presque nu. Car c’est bien la parole et le jeu qui vont remplir le vide avec une justesse et une profondeur telles que nul n’est besoin d’ajouter autre chose. Chantale est déjà là dès les premières secondes, elle vous fusille du regard et vous n’avez pas d’autre choix que de plonger dans son monde. Ce regard c’est celui qui va guider le spectateur d’un bout à l’autre, Chantale nous entraîne et nous traîne avec elle de manière vertigineuse et nous devenons la petite souris qui va pouvoir vivre de l’intérieur les vicissitudes de son existence désenchantée…
Car Chantale n’est pas la plus tendre avec cette société qui semble la rejeter ; elle se confronte à ce regard extérieur qu’elle ne comprend toujours pas, à ses pseudos « collègues » pas toujours futés, à la boulangère et ses poubelles prometteuses, aux bénévoles des « restos du coeur » et à leur bonne conscience. Elle scanne le monde avec une verve et une acidité jouissives qui la rendent au final bien plus humaine que le commun des mortels. Les mots qu’Adeline Piketty lui met dans la bouche sont d’une incroyable sincérité, à la fois ancrés dans le réel et par moments superbement poétiques comme quand Chantale se compare au Génie de La Bastille : deux êtres libres certes mais baignant surtout dans leur solitude commune…
Crédit Photo : Alain Denisse
Chantale fait peur parfois et dérange comme lorsqu’elle crie aux oreilles d’une petite fille qui se met à pleurer mais Chantale crie sa vérité comme elle n’a jamais pu le faire auparavant… Car ce qui se passe sur scène tient presque du sortilège : l’actrice est si parfaitement juste qu’on la croirait littéralement dévorée par son personnage comme si Chantale avait déchiré son enveloppe charnelle aussi simplement qu’elle ouvre son caba pour y mettre sa chaise. Certes, de tant à autres, elle concède sa place à deux ou trois autres personnages de son histoire ou encore à Adeline Piketty elle-même qui tente de reprendre une place mais on a réellement l’impression que c’est elle, Chantale, qui les manipule pour revenir bien vite à la charge et profiter de cette tribune d’une heure où elle peut enfin pousser ce cri qui l’étouffait.
Evidemment c’est grâce à la grande humilité de l’actrice qui n’est jamais dans le sur-jeu ou dans le pathos et à une mise en scène simple et efficace que Chantale peut exister sous nos yeux avec cette extraordinaire intensité. Tout est une question de regards… On est littéralement hypnotisé par ce seul en scène tendre, puissant et inoubliable. Alors si vous n’avez pas croisé Chantale rue de la Roquette, vous la trouverez sans aucun doute à Avignon ! Dépêchez-vous avant qu’il ne soit tard et que vous n’ayez plus qu’à vous gratter ! Car ce qu’elle a vous dire risque de s’évanouir dans les airs pour rejoindre le mutisme de bronze du Génie de la Bastille.
Poil à gratter
Texte et interprétation : Adeline Piketty
Mise en scène : Laurence Campet
Régie générale : Jérôme Bertin / Lumières : Alain Denisse
Production de la Compagnie de l’Auberge rouge.
Avec l’aide de Lilas-en-scène, du Festival de Villerville, du Collectif 12 et de la compagnie RL
Du vendredi 6 au dimanche 29 juillet 2018 à 14 heures 30
Relâches : 11, 18 et 25 juillet / Durée : 1h05
Festival OFF Avignon
ESPACE ALYA (salle C)
31 bis rue Guillaume Puy 84000 Avignon
Réservation : 04 90 27 38 23