Prenez Le Triomphe de l’amour de Marivaux, secouez-le un peu, voire retournez-le et vous obtiendrez quelque chose qui ressemble à Arcadie, le dernier roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam (prix des lycéens 2020 et prix Livre Inter). Une figure inversée qui n’a pas échappée à Clément Poirée, metteur en scène emblématique et directeur du Théâtre de la Tempête. Il demande alors à l’autrice de partir à l’abordage du texte de Marivaux. Arcadie se termine par ses mots : « L’amour existe ». C’est presque par cette affirmation en étendard, que Sasha, jeune fille enamourée, va forcer la porte de cette demeure cachée et semer le trouble dans une communauté fermée à toute notion d’amour… Dans une scénographie bien sentie en quadri-frontale et dans une mise en scène enlevée et tourbillonnante, les acteurs, tous convaincants, et leurs personnages vont nous embarquer dans une jouissive succession de quiproquos et de retournements de situations. La réécriture d’Emmanuelle Bayamack-Tam est d’une intelligence folle, ne trahissant jamais l’oeuvre originale mais lui insufflant cette vague de désir et de liberté absolus et cette dose d’humour caustique qu’on retrouve dans la plupart de ses romans. Pour en savoir plus sur cette première immersion très réussie de l’auteure dans l’univers théâtral, Le Coryphée l’a rencontrée…
Pouvez-vous nous raconter l’origine du projet ? Comment est née l’idée d’adapter la pièce de Marivaux en passant par le regard de la romancière que vous êtes ?
E.B-T : C’est le directeur du Théâtre de la Tempête, Clément Poirée qui a eu cette drôle d’idée : me suggérer une réécriture du « Triomphe de l’amour » de Marivaux. Il avait lu et aimé l’un de mes romans, « Arcadie », et il voyait une symétrie entre les deux œuvres. Chez Marivaux, une petite communauté s’est organisée autour du philosophe Hermocrate. Celui-ci refuse l’amour et la mixité, sources de troubles et de tensions selon lui. Dans « Arcadie », c’est l’inverse : il y a communauté aussi, mais fondée sur l’amour libre.
Comment décririez-vous cette expérience de théâtre ? Et plus précisément comment s’est déroulé le travail au plateau avec les comédiens ?
E.B-T : Il s’agit d’une des expériences les plus heureuses et les plus enrichissantes de ma vie d’autrice ! J’ai écrit (pendant le confinement) une première version du texte. Ensuite, j’ai assisté aux auditions puis à une première session de répétitions. Comme je trouvais les comédiens formidablement talentueux et inventifs, j’ai commencé a réécrire mon texte : je voulais leur donner plus de grain à moudre ! Sans compter que j’incorporais parfois à ce texte certaines de leurs improvisations. Si j’avais continué comme ça, la pièce durerait dix heures : il a fallu que je jugule mon enthousiasme.
Dans votre processus d’écriture et d’adaptation, comment avez-vous réussi à mêler l’univers de d’Arcadie et celui des personnages du Triomphe de l’amour ?
E.B-T : J’ai l’habitude de mêler des citations d’autres auteurs à ma propre prose. Là, j’ai suivi Marivaux pas a pas, conservant certaines répliques ou certaines formules marivaldiennes. À ce premier « hypotexte », j’en ai superposé un deuxième, à savoir « Arcadie », que j’ai finalement traité comme s’il s’agissait du livre d’un autre. Le personnage d’Arlequin dans ma pièce réalise très bien la fusion des deux œuvres : à la fois il est un Arlequin classique par sa roublardise, et à la fois il rappelle Daniel, un personnage d’ « Arcadie ». C’est d’ailleurs dans « Arcadie » qu’Hanna Sjödin est allée chercher l’un des costumes de scène d’Arlequin.
Était-ce bien là pour vous une première écriture théâtrale ? Cette expérience vous donne-t’elle l’envie de poursuivre sur ce chemin ? Enfin y a t’il un nouveau roman en perspective ?
E.B-T : C’est la première fois que j’écris vraiment pour la scène mais j’avais envie depuis très longtemps de déglinguer la machine matrimoniale de la comédie classique. J’espère bien poursuivre, oui… J’ai recommencé à écrire un roman, qui n’est pas sans rapport avec « Arcadie », d’ailleurs : je n’en ai pas fini avec les utopies, les communautés, les personnages qui se pensent investis d’une mission (comme Sasha, cela dit !).
À l’abordage !
Texte : Emmanuelle Bayamack-Tam
D’après Le Triomphe de l’amour de Marivaux
Mise en scène : Clément Poirée
Avec : Bruno Blairet, Sandy Boizard, François Chary, Joseph Fourez, Louise Grinberg, Elsa Guedj, David Guez / Scénographie : Erwan Creff / Lumières : Guillaume Tesson / Costumes : Hanna Sjödin
Régie générale : Silouane Kohler
Jusqu’au 18 octobre 2020
du mardi au samedi 20h, le dimanche à 16h
www.la-tempete.fr
Théâtre de la Tempête
Salle Serreau
Cartoucherie, Route du champ de manoeuvre Paris 12ème
Métro : Château de Vincennes (terminus Ligne 1) -Floral en tête de puis bus 112 ou navette Cartoucherie
Réservations : 01 43 28 36 36 ou sur la-tempete.notre-billetterie.fr
Parutions :
Sous le nom d’Emmanuelle Bayamack-Tam :
6P. 4A. 2A., nouvelles, éditions Contre-pied, 1994
Rai-de-cœur, P.O.L., 1996
Tout ce qui brille, P.O.L., 1997
Pauvres morts, P.O.L., 2000
Hymen, P.O.L., 2002,
Le Triomphe, P.O.L., 2005
Une fille du feu, P.O.L., 2008
La Princesse de., P.O.L., 2010
Mon père m’a donné un mari, théâtre, P.O.L., 2013
Si tout n’a pas péri avec mon innocence, P.O.L., 2013, Prix Alexandre-Vialatte
Je viens, P.O.L., 2015
Arcadie, P.O.L, Folio, 2018, Prix du Livre Inter 2019, Prix des Lycéens, sélection 2020-2021
Sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri :
Husbands, P.O.L., 2013
Les Garçons de l’été, P.O.L., 2017
Eden, Medium+, 2019
Il est des hommes qui se perdront toujours, P.O.L., 2020
Crédit Photo : Pauline Rousseau