À la croisée des mondes…
Voilà Vertiges, la nouvelle création de Nasser Djemaï, qui après le sublime Invisibles où il peignait la destinée des « chibanis », ces vieux maghrébins venus en France il y a des décennies, continue cette quête du déracinement en nous plongeant au cœur d’une famille quelque part dans une banlieue française. Dans cette famille « made in HLM », il y a le père, pivot central de l’histoire à cause de sa maladie que la mère et ses deux enfants tentent de gérer tant bien que mal…
Et voici que débarque le fils aîné, propre sur lui au premier abord, le fils prodige, celui qui a réussi, dont la mère ne cache pas la préférence et qui va littéralement venir bousculer les habitudes de chacun. Sa phobie de désordre, son jugement presque sans pitié sur son frère chômeur, sur sa mère cloîtrée entre ses quatre murs ou sur cette voisine muette qui erre dans l’appartement, une bougie à la main, vont faire craquer les coutures déjà fragiles d’une existence complexe.
Nasser Djemaï place toute son action dans la cuisine, lieu des croisements, des discussions et de partage ; une cuisine style formica dont les meubles ici se modulent pour créer d’autres espaces et sur lesquels des images sont projetées lorsque l’extérieur et l’onirisme surgissent parfois. Dans cet intérieur suffocant, ce sont les intérieurs même des personnages qui vont se dévoiler : leurs questionnements, leurs doutes, leur travers ; qui sont-ils réellement ? Des déracinés ? Des enfants d’ici et qui ne rêvent que d’ici ? Le père, lui, même malade veut retourner là-bas, au bled, peut-être définitivement et s’oppose à sa femme accrochée à ses murs de banlieue comme une palourde à son rocher et à ses enfants d’une génération qui se sent bien ancrée en France…
La mise en scène de Nasser Djemaï montre avec une extrême délicatesse et une grande sincérité (emprunte entre autres à sa véritable histoire familiale), les méandres de l’identité, non pas celle que les politiques tentent de définir en vain, mais la vraie, celle qui nous ronge et nous transforme, celle que nous mettons du temps à comprendre et à apprivoiser.
La justesse de jeu des acteurs et la qualité du texte qui oscille entre la parole du quotidien et des envolées poétiques contribuent à nous embarquer dans ce conte moderne. Dans ce drame qui se joue, heureusement, le rire n’est pas très loin comme pour conjurer le sort. Et entre les lignes, mine de rien, on devine la métamorphose de ce monde souvent méconnu ou ignoré des quartiers de banlieues où certains choisissent la mauvaise route…
Ce qu’il y a toujours de très beau dans les mises en scènes de Nasser Djemaï c’est ce mélange de réalité et de fantastique, un entre-deux mondes où les frontières disparaissent tout comme la pensée des personnages qui évolue. Comme si l’inconscient ou le rêve prenaient le relais par une poésie pure et envoûtante qui nous fait glisser délicatement vers un final d’une incroyable beauté.
Vertiges est un voyage au centre de l’humain, de l’individu vers l’universel, qui ne donne pas de réponses mais qui en nous dit tellement ; un manifeste superbe et émouvant qu’il vous faut absolument découvrir.
Vertiges
Texte et mise en scène : Nasser Djemaï Editions Actes-Sud-Papiers
Avec : Fatima Aibout, Clémence Azincourt, Zakariya Gouram, Martine Harmel, Lounès Tazaïrt, Issam Rachyq-Ahrad Dramaturgie : Natacha Diet / Création lumière : Renaud Lagier / Création sonore : Frédéric Minière / Création vidéo : Claire Royægnan / Scénographie : Alice Duchange / Costumes : Benjamin Moreau
Jusqu’au 12 mars 2017
Vendredi à 20h, samedi à 18h et dimanche à 16h
Toutes les dates de tournée ici : www.nasserdjemai.com
Théâtre des Quartiers d’Ivry
Manufacture des Œillets / Le Lanterneau
1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine
Métro : Mairie d’Ivry (ligne 7) ou RER C (station Ivry sur Seine)
Réservations : 01 43 90 11 11 ou sur www.theatre-quartiers-ivry.com
Crédit Photo : Jean-Louis Fernandez